Échos de l'Éternité (Nouvelle)

De La Bibliothèque Impériale
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Les Princes-démons sont les champions immortels des Dieux Sombres, qui ont vendu leur âme en contrepartie du pouvoir et d'une éternité de guerre. Mais chacun d'eux était jadis un mortel qui a atteint l'apogée du Sentier de la Gloire - et les sinistres exploits commis dans leur ancienne vie les définissent…


"Non." Tyrezha siffle le mot, qui quitte ses lèvres comme une prière, et non l'insulte qu'elle espérait cracher. Alentour, la forêt brûle, un écrin de vie devenu célébration de sa défaite. Elle lève les yeux vers celle qui l'a tuée, regardant des yeux qu'elle connaît, et un visage qu'elle ne reconnaît pas. Elle ne peut parler davantage, pas même pour exprimer son incrédulité. La révélation a sapé ses dernières forces. Sa meurtrière l'observe avec des yeux qui luisent d'une gratitude malveillante. Gratitude pour sa mort, pour le fait qu'elle gît, son sang abreuvant la terre, son corps brisé par la lame qui la transperce.

Tyrezha a vu ce regard dans des rêves fiévreux, des visions trop fragmentaires pour être qualifiées de souvenirs. Des yeux qu'elle a connus, désormais entourés d'un horrible visage émacié et souillé de sang. La forêt brûle toujours. Les flammes de l'échec de Tyrezha dansent et se tordent et se reflètent dans le regard du monstre. La guerrière mourante porte les mains vers son heaume. Ses doigts tremblants finissent par l'ôter. Sous l'effort, du sang s'est mis à couler de sa bouche, mais elle finit par découvrir son visage, sa peau pâle semblable à de l'ambre sous l'éclat du feu. Cernées par l'incendie, la tueuse et sa victime s'observent, et voient la vérité. "Tyrezha," soupire le démon. "Leisa," répond la mourante.

Malukhara a vu des royaumes naître et sombrer depuis que son dieu lui a accordé l'immortalité. À en croire la caste de choses poètes chauves qui rampent dans son sillage, elle s'est baignée dans les larmes de ses ennemis et a englouti les os de ses enfants. Dans les sagas qu'ils récitent, elle abat les murs de cités resplendissantes et boit le sang dans les crânes des rois. Son nom est une malédiction dans une centaine de langues, et une prière dans une centaine d'autres. Dans la cité-état de Dargolesh, elle est vénérée sous le nom de Dame aux Miroirs Brisés. Les clans nomades de l'Océan de Poussière - ultimes survivants de la Confédération Besharaane - rappellent la Déesse des Cendres dans leurs mythes fondateurs. Pour les tribus guerrières des Confins Uruchii, qui pour la plupart font désormais partie de ses hordes, elle est Le-Cri-qui-Transperce-la-Nuit.

Où est la vérité dans tout cela ? Peu lui importe. Elle laisse aux êtres inférieurs le soin de trier la vérité et les mensonges poétiques. Parmi les siens, lorsqu'ils forment des mots avec leur forme physique au lieu d'utiliser l'émotion ou la posture pour s'exprimer, elle est Malukhara. C'est le nom inscrit sur les parchemins que portent ses prêtres-guerriers et les artistes qui la vénèrent. Des empires entiers ont vécu et péri sous son regard, mus par une bravoure déplacée avant d'être jetés à bas par les lames sacrées et les flammes dévorantes. Elle a regardé ces empires sombrer dans les flots de l'histoire avec la même joie éteinte qu'elle éprouve à voir brûler cette forêt. Une joie anémique. Un régal sans substance. Car cela n'est jamais assez. Jamais.

Chaque victoire est teintée d'amertume. Chaque conquête a un prix. Chaque triomphe contre un royaume apporte de nouvelles malédictions comme de bienfaits. Raser une cité revient à se priver des âmes qui auraient dû chanter ses louanges au firmament. Un champion massacré est un héros qui jamais ne tuera en son nom. Une impératrice entrant à la cour de Malukhara est une âme qu'elle regrettera de ne bas avoir savourée quand elle était mûre. Pour chaque victoire… Le regret. Jamais assez. Jamais assez.

Et quelque part, dans les noires profondeurs d'un esprit inhumain depuis des millénaires, dans le maelstrom de ses pensées, elle désire… ...la prochaine fois, oui, elle connaîtra la joie véritable. Voilà ce que Malukhara sait. C'est ce qu'elle a vu. C'est ce qu'elle ressent, quand elle se le permet. Mais Leisa n'a rien vu, rien ressenti, parce que Leisa est morte. Aussi morte que l'empire qui l'a vue naître.

"C'est impossible." La voix de Malukhara est, à l'instar du démon, l'alliance de la grâce féline et de la sauvagerie canine. tout en prononçant ces mots, elle sait que c'est un mensonge. Elle parle pour la forme, parce que toute révélation nécessite une réaction. C'est ainsi. En vérité, elle ne sait si elle doit pleurer de joie ou hurler de rage. Sa fureur a déchiré le firmament. Son chagrin a engendré des fleuves. Ou… est-ce un souvenir ou des fragments des sagas de ses bardes qu'elle a fini par croire ?

Elle ne sait plus. Et pour l'instant, elle n'en a cure. Ce qu'elle voit est impossible. Et pourtant. Parmi toutes les âmes que le Dieu de l'Orage a pu voler. Parmi les innombrables spectres que Sigmar a pu rassembler pour leur rendre la vie. "Tyrezha." Dans sa bouche, le mot est un ronronnement, un grognement, une caresse. Mais la fille empalée du Dieu de l'Orage n'a rien à lui dire. Le souffle de Tyrezha est court et irrégulier, chaque goulée d'air gagnée au prix d'un effort surhumain. Malukhara admire qu'elle refuse de mourir, comme si elle avait le choix; comment Tyrezha défie la mort en s'accrochant aux derniers moments de sa vie en ruine.

Tout cela pour quoi ? Parce que le Dieu de l'Orage rend ses fils et ses filles extrêmement forts. Malukhara sourit à cette pensée. L'expression n'est qu'un froncement au milieu des cicatrices horribles qui remplacent ses lèvres, mais cela suffit à révéler le cimetière d'ivoire de ses crocs. Une salive corrosive à l'odeur d'eau de mer suinte de sa gueule difforme. La cuirasse de Tyrezha se dissout là où s'abattent les gouttes. Le métal siffle et des volutes de fumée noire s'élèvent de l'armure de la guerrière. Même là, Malukhara n'éprouve pas une joie véritable. Pas même avec sa lame traversant le corps brisé de son ennemie pour se ficher dans le sol. Pas même en sachant que le métal d'outre-monde de son épée boit avidement le sang que pompe le cœur de son adversaire. Ce n'est pas une joie pure, mais pour la première fois depuis des éons, c'en est proche, très proche.

Ses larmes se mêlent à sa salive, une immonde averse pour baptiser la guerrière vaincue. Elle prononce quatre mots. Trois sont un ordre, grogné doucement entre les arbres en feu, et le dernier est un nom tendrement ronronné. "Chante pour moi, Tyrezha." Pour toute réponse, la fille du Dieu de l'Orage saisit la lame dans ses gantelets ensanglantés, souillant de taches rouges le métal comme elle tente une dernière fois de la retirer. "Chante," demande en souriant la démone d'une voix traînante.

Elle retourne la lame dans le corps empalé de Tyrezha. La sigmarite brisée crisse, mais elle refuse de hurler. Et bien sûr, Malukhara la trouve admirable. Mais cela ne changera rien. Les ailes amples du démon se déploient dans un claquement humide, puis s'agitent telles les voiles de quelque navire infernal. Leur mouvement atténue la chaleur de l'incendie autour de la guerrière à l'agonie, en diffusant une puanteur musquée, douce et répugnante à la fois. Malukhara sent sa propre odeur. Son parfum.

Elle se penche une dernière fois sur la lame, l'enfonçant dans le ventre de la guerrière, plus profondément encore dans le sol. "Chante pour moi, comme avant." le démon rit et pleure tout à la fois, une plainte qui ne ressemble ni à l'un ni à l'autre. "Avec ton dernier soupir… Chante pour moi, ma sœur."

Les doigts de Tyrezha glissent le long de la lame; elle essaie d'affermir sa prise, en vain. Elle lève les yeux vers le démon car elle est trop faible pour détourner le regard à présent. Les yeux de sa sœur luisent de larmes salées, et des filaments de salive acide pendent de la bouche du monstre. Leisa, pense-t-elle et, dans la même seconde, indissociable : Malukhara. Le sol sous la forme ondoyante du démon noircit à son contact, la terre devient de la cendre, recrachant les coquilles desséchées des insectes drainés de leur vie. Les arbres brûlent d'un feu surnaturel, dont la chaleur pourrait faire fondre la sigmarite, mais ils commencent à s'effondrer sous le poids d'une corruption bien plus insidieuse. Les armées de Malukhara ont rarement besoin de dévaster les terres, car la présence de la reine-démon suffit à ravager la réalité. Chante pour moi, ma sœur.

Jadis, c'est ce qu'elle faisait. À une autre époque. Dans une autre vie. La jeune sœur chantant pour son aînée; une princesse chantant pour une reine. Une autre source de joie dans un royaume où le soleil baignait les tours blanches de lumière. Puis vinrent les ombres. Puis vint la Guerre des Reines.

Les nuages d'orage se pressent dans le ciel, noirs de colère. Ils déversent leurs pluies sur la terre, mais il est trop tard, la pluie ne peut que siffler au contact des arbres et noyer les yeux grands ouverts de Tyrezha. Leisa… Malukhara… Puis viennent les ténèbres. Suivies par la Lumière.

Malukhara retire son épée du corps. Le cadavre tressaille sous le mouvement, ce qui fait couler de l'eau de pluie sur ses joues, et la démone ricane devant le symbolisme de la scène. Si ses bardes-esclaves en avaient été témoins, nul doute qu'ils auraient ajouté ce moment à leurs sagas prophétiques. Elle s'éloigne du corps et, tel un chat monstrueux, entreprend de nettoyer la lame avec sa langue, savourant le sang de Tyrezha, absorbant les vestiges d'une vie enfuie depuis des siècles.

Leisa. Les tours de la ville. Les acclamations du peuple. Tyrezha. Un enfant souriant. Une sœur qui chante. Une guerre, pour un trône. Un poignard dans la nuit. L'irréparable. Le tonnerre gronde dans les cieux, un avertissement à l'adresse du monde. La démone arrête de lécher le sang. Elle abaisse son épée. Elle sait ce qui vient. Après la bataille, il y a toujours des charognes à dévorer.

La fureur du Dieu de l'Orage déferle sur le royaume - un chœur de foudre et de tonnerre, attributs de ce dieu factice - et là où gisaient les cadavres des fils et filles de Sigmar, il ne reste rien que la terre brûlée. Tout comme le Seigneur de la Pie l'avait jadis exaltée, le Dieu de l'Orage a rappelé l'âme de sa sœur dans sa fonderie céleste, prélude à une pathétique tentative de forger la vie. Depuis combien de temps Tyrezha est-elle une des esclaves de Sigmar ? L'avait-elle déjà croisée, dans les années qui suivirent l'ouverture des Portes d'Azyr par le Dieu de l'Orage ? Non. Elle sent - elle sait - que la réponse est Non.

C'était la deuxième fois ce soir que Tyrezha mourait devant sa sœur. La première fut à une époque reculée, quand une sœur en tua une autre pour régner sur un royaume oublié. Et la deuxième… Malukhara se remet à pleurer. Elle est proche, si proche, du souvenir du ravissement. Elle chérira à jamais cette rencontre. Elle prie un dieu qui n'est pas le sien. Elle prie de toute son âme maléfique, implorant le Dieu-roi dans sa cité céleste de métamorphoser encore Tyrezha. Et encore. Et encore. Même le souvenir du ravissement, l'écho de l'extase, est un plaisir à éprouver. Et le sang de sa sœur est le plus doux des nectars.


Source[modifier]

  • Chaos Battletome : Slaves to Darkness - page 44 - écrit par AARON DEMBSKI-BOWDEN